Les allumés du yiddish
La langue yiddish a ses adeptes, ses gourous, ses illuminés.
Dans les temples où elle est enseignée, on croise des femmes et des hommes de tous âges au regard halluciné, refusant obstinément de s’exprimer dans une autre langue, se vouant corps et âme à leur passion dévorante. Le yiddish est une religion. Il en va sans doute ainsi des langues qui disparaissent : cela crée une ferveur particulière, un amour exclusif et violent. Mes parents auraient été bien étonnés de voir que leur langue quotidienne, celle dans laquelle ils s’engueulaient et disaient des gros mots, pouvait provoquer autant de passions.
C’est toujours avec une grande angoisse que je pousse la porte de ces lieux sacrés, moi qui me suis rangée du côté de la futilité et des paillettes pendant que des gens sérieux et graves, penchés sur des manuscrits rébarbatifs et poussiéreux travaillent avec acharnement à la sauvegarde de cette langue qu’on a voulu assassiner. Je deviens muette, j’ai peur de faire des fautes impardonnables, je me sens illégitime. الكزينو Je me souviendrai longtemps de cet interrogatoire avant un concert dans un de ces centres culturels au décor triste, devant un aréopage de commissaires politiques au visage sévère : « Qu’allais-je interpréter ? تكساس هولدم Serait-ce du « lourd » ou de la fantaisie légère ? مراهنات رياضية »
A ce moment-là, j’enviais Fernandel chantant cette chanson mémorable intitulée « Ne me dis plus tu » où surgit comme une pépite cette phrase poétique : « je faisais du cheval sur le chauffage central », devant un public conquis et rigolard. J’aurais dû choisir cette voie !
Mais le yiddih m’a prise, moi aussi, sans que je m’en rende compte, et peut-être suis-je perçue, à mon tour, comme une chanteuse folklorique monomaniaque au regard halluciné, figée dans la naphtaline, surannée…
Le yiddish est une langue qui s’entête, qui s’en va et qui revient, pour peu qu’on l’ait bu avec le lait maternel, qui s’accroche à vous et se rappelle à votre souvenir aux moments les plus inattendus, comme l’autre soir où dans un taxi qui en frôlait dangereusement un autre m’est revenue l’expression favorite de mon père quand il conduisait et qu’une voiture le serrait de trop près : « er vet mikh oyspressn di maytkes », ce qui veut dire, littéralement : « il va me repasser la culotte », infiniment plus évocateur et savoureux que « connard » habituellement utilisé dans ce genre de situation !